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Srebrenica ouvre une boỵte de Pandore »

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Srebrenica ouvre une boỵte de Pandore »

Gạdz Minassian Le Monde, 2 mars 2007

Dans un chat au Monde.fr, vendredi 2 mars 2007, Yves Ter- non, historien spécialiste des gé- nocides, analyse la décision de la Cour internationale de justice de qualifier les massacres de Srebre- nica de « génocide » tout en dis- culpant la Serbie de toute res- ponsabilité dans ce crime.

Lindi : Tout le monde sait très bien que l’armée de la Ser- bie a aidé les troupes bosno- serbes à commettre le massacre de Srebrenica, sauf le Tribunal de La Haye ! S’agit-il d’une jus- tice influencée par la politique ? L’armée serbe, en déportant de force près d’un million de Koso- vars et en pratiquant la politique de la terre brûlée, a-t-elle éga- lement commis un génocide au Kosovo ?

Yves Ternon : Je crois qu’il faut bien comprendre que la décision ré- cente est celle de la Cour internatio-

nale de justice (CIJ), qui siège à La Haye et qui est un organe de l’ONU, et qui est différente du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie, donc la CIJ est un organe consultatif qui donne un avis sur une question, et la première question est d’abord de savoir si un génocide a été commis à Srebrenica.

La CIJ répond “oui”, et je pense que c’est là tout le problème, car cette dé- cision ouvre une boỵte de Pandore qui fait du crime contre l’humanité un gé- nocide.

Coco : N’y a-t-il pas une no- tion de “systématique” pour un génocide ? Où commence le gé- nocide ? A partir de quel vo- lume ? Ne croyez-vous pas que faire porter la responsabilité de Srebrenica au peuple serbe s’ins- crit dans une logique de repen- tance européenne dans laquelle les orthodoxes n’entrent pas ?

Yves Ternon : Un génocide, si l’on s’en tient au contenu de la 1

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Convention de 1948, peut être ac- cepté comme infraction dans de nom- breux cas, mais cela ne répond pas au caractère extrême que représente le crime de génocide. Donc, si l’on se place sur le plan de l’historien, les innombrables crimes contre l’huma- nité perpétrés dans l’ex-Yougoslavie de 1990 à 1995 ne constituent pas un crime de génocide. Je ne pense pas qu’il y ait dans la décision de la CIJ une arrière-pensée d’implication de la Serbie, voire du Kosovo. Parce que la Cour avait pour seule volonté de répondre à des questions, en l’oc- currence à neuf questions concernant Srebrenica et la responsabilité de la Serbie.

Pedro : Comment identifier le responsable d’un génocide alors que la CIJ évite intentionnelle- ment ce point dans son arrêt concernant Srebrenica ?

Yves Ternon : La CIJ, qui est une des parties de l’Assemblée générale de l’ONU comme le Conseil de sécu- rité, a à se prononcer sur des Etats et non sur des individus. En l’occur- rence, la question qui se pose à elle est double : Mladic a-t-il commis un gé- nocide ? Et la Serbie est-elle complice de ce génocide ? C’était là la compé- tence de la CIJ. Or ses conclusions sont ambiguës. Elle parle pour Sre- brenica d’acte de génocide, et ailleurs de génocide. Et elle considère que la Serbie n’a pas commis de génocide, qu’elle n’a pas participé à une en-

tente en vue de commettre un géno- cide, qu’elle ne s’est pas rendue com- plice de génocide, mais qu’elle n’a pas respecté l’obligation de le prévenir et ensuite de transférer Mladic devant le TPIY.

André : La CIJ a contextua- lisé sa décision en ménageant la Serbie (Kosovo, Mladic et Ka- radzic toujours en fuite). Ne prenons-nous pas le risque de parler de “jurisprudence Srebre- nica” à partir de maintenant ?

Yves Ternon : C’est bien là le pro- blème. La CIJ avait compétence pour le faire, mais elle crée une jurispru- dence en se tenant au contenu de la Convention de 1948 et à la défini- tion du crime de génocide, définition qui s’est maintenue dans les statuts des tribunaux ad hoc et de la CPI.

Donc l’ambigụté qui persiste sur le concept de génocide va de plus en plus brouiller les cartes et il faut, pour éviter de s’enferrer, distinguer le point de vue du juriste, bridé par un texte de loi, et celui de l’historien, qui ne donne pas au concept de génocide le même contenu.

Marx : Où se situe alors pré- cisément la différence entre les deux conceptions ?

Yves Ternon : Le génocide est une forme extrême de crime contre l’hu- manité. On peut considérer qu’il y a génocide lorsque sont réunies cinq conditions : destruction physique, c’est-à-dire meurtre, d’un groupe hu-

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main, troisièmement, en tout ou en partie, mais en fait dans une part sub- stantielle de ce groupe. Quatrième- ment, les personnes sont tuées pour leur appartenance à ce groupe sans distinction d’âge ni de sexe. Cinquiè- mement, ce meurtre de masse est pla- nifié, et seul un Etat ou une organi- sation qui prend la place de l’Etat, est à même de planifier un génocide à l’échelle géographique d’une na- tion, voire d’un continent. Voilà pour- quoi je pense que Srebrenica, qui re- présente le pic de violence dans les guerres dans l’ex-Yougoslavie, est un acte génocidaire et non un génocide.

Cela aurait été un génocide si des actes de cette nature avaient été exé- cutés en de nombreux autres endroits, comme ce fut le cas pour le génocide des Arméniens en 1915-1916, celui des juifs pendant la seconde guerre mon- diale, et celui des Tutsis au Rwanda en 1994.

Naaba : Y a-t-il historique- ment des “terrains” géopoli- tiques favorables au génocide ?

Yves Ternon : Oui, un génocide ne survient que sur un terreau pré- paré depuis des années, et le plus souvent depuis des décennies. Donc, bien avant que n’éclatent les meurtres de masse, la menace est présente. Et c’est souvent – comme je l’explique dans mon livre (“Guerres et Géno- cides au XXe siècle”, éd. Odile Jacob) –, une guerre qui, par l’explosion de la violence qu’elle suscite, va fournir les

conditions idéales pour qu’un ancien désir d’anéantissement d’un groupe se matérialise par un passage à l’acte.

Dorian ROQUE : Le fait que la CIJ ne reconnaisse pas la Serbie “coupable” de géno- cide pourrait-il être motivé, par exemple, par une possible et future intégration de Belgrade dans l’Union européenne ?

Yves Ternon : Je le répète, le texte publié par la CIJ n’est qu’un avis.

Elle n’a pas pouvoir de jugement sur une personne. Donc sa réponse ambi- guë sur la responsabilité de la Serbie montre que l’entrée éventuelle de ce pays dans l’Union européenne est liée à la remise au TPIY de Mladic.

Maja : Il me semble bien que ce fut le cas d’après tous les élé- ments utilisés au TPIY. Il n’y a pas eu seulement Srebrenica malheureusement...

Yves Ternon : J’ai précisé que Sre- brenica était le pic de violence. A Sre- brenica, Mladic a ordonné l’exécution de tous les hommes valides, et il a fait déporter hors du territoire serbe les femmes et les enfants. Dans de très nombreux autres cas, des massacres, des viols, des destructions entières de villages, voire de villes, ont eu lieu.

Ils ont souvent été le fait de milices, en particulier des Tigres d’Arkan. Il n’y a pas là plan concerté pour dé- truire une population. On se retrouve donc dans la logique innombrable des crimes contre l’humanité. Je précise

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que la définition d’une incrimination ne concerne pas les souffrances des victimes. Il n’y a pas dans cette ana- lyse la moindre idée de hiérarchiser les souffrances.

Bepadja : Qualifieriez-vous les violations des droits de l’homme au Darfour de géno- cide ? Le Soudan n’est pas si- gnataire du traité instituant la Cour pénale internationale. Ju- ridiquement, si les deux respon- sables inculpés étaient arrêtés à l’étranger, que se passerait-il ?

Yves Ternon : La question du Darfour est une urgence humanitaire.

Un historien ne dispose pas des élé- ments suffisants pour qualifier formel- lement l’infraction criminelle. Néan- moins, toutes les informations dont on dispose convergent pour penser que le gouvernement du Soudan, sur- tout par l’intermédiaire des milices janjawids, est en train de program- mer la destruction des populations du Darfour. Donc il faut considérer dans l’immédiat – et dans l’espoir vain d’imposer une intervention de l’ONU et de l’Union africaine au Soudan – qu’il s’agit d’un génocide.

Naaba : Pourquoi cette guerre aujourd’hui au Darfour ?

Yves Ternon : Il faut bien com- prendre que la guerre au Darfour sur- vient après la fin d’un très long conflit de trente ans qui opposait le Nord arabo-musulman au Sud chrétien et animiste. Cette guerre au Darfour est

une guerre entre musulmans, et pour une part entre Arabes. Elle est liée au fait que cette région, qui a été jadis un royaume, bien avant que le Soudan ne soit un Etat, a toujours été délaissée par le gouvernement de Khartoum, et que s’est ébauché un mouvement d’in- dépendance, ou en tout cas de révolte, demandant une autonomie qui a été sauvagement réprimée. Mais la ques- tion du Darfour s’inscrit dans une lo- gique beaucoup plus large, qui inclut la Libye, le Tchad, la République cen- trafricaine et le Soudan sud.

André : On parle d’impres- criptibilité du crime de génocide, selon une convention adoptée en 1968. Cela veut-il dire que l’on peut remonter jusqu’à la des- truction des Etrusques par les Romains et aux autres crimes ? Et dans ce cas, qui est respon- sable ?

Yves Ternon : Il faut conserver une certaine modestie dans la pos- sibilité qu’a l’historien d’analyser les événements très anciens. Il y a assez à faire avec le XXe siècle, voire avec le XIXe siècle colonialiste pour lan- cer des accusations contre des Etats.

Pour ma part, comme historien du monde contemporain, je crois que l’on peut raisonnablement s’en tenir au XXe siècle, lutter contre les dénis in- tentionnels que constituent les néga- tionnistes ; et si un jour tout est cla- rifié, il sera toujours temps de remon- ter un siècle en arrière et d’analy-

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ser les crimes contre l’humanité per- pétrés en Afrique et en Asie par les nations européennes. Je précise que l’imprescriptibilité concerne et les crimes contre l’humanité et les géno- cides.

Marx : Certains cas de colo- nialisme peuvent-ils être quali- fiés de génocide ?

Yves Ternon : Je pense que le cas le plus précis est celui du massacre des Hereros en 1904 dans l’Afrique du Sud-Ouest, aujourd’hui la Nami- bie, crimes perpétrés sur ordres du kaiser Guillaume II, par le général von Trotha. Cette population a été massacrée, et ensuite les survivants ont été placés dans des conditions telles qu’ils sont morts de faim ou de soif. Les autres cas, en particulier les monstrueux assassinats perpétrés au Congo lorsqu’il était la propriété du roi des Belges Léopold II, n’ont pas suffisamment été analysés par les his- toriens pour permettre de se pronon- cer sur un sujet aussi grave.

Maja : Comment l’organisa- tion de camps de concentration ó on exécute régulièrement des détenus torturés – les détenus étant tous les hommes, civils, bosniaques capturés –, comment cela peut-il ne pas correspondre à un plan méthodique d’exécu- tion avec des bus pour les trans- ports, des camions pour celui des cadavres finissant dans des char- niers ?

Yves Ternon : Il s’agit évidem- ment d’actes génocidaires. Mais cela entre dans le cadre de ce que l’on a appelé le nettoyage ethnique, une for- mule qui vient justement d’être re- prise par la CIJ alors qu’elle n’avait pas de base juridique. Je précise que dans le conflit qui a opposé trois des peuples de l’ex-Yougoslavie, c’est-à- dire les Serbes, les Croates, les Mu- sulmans de Bosnie, des crimes ont été commis de chaque cơté, en particulier par les Serbes et les Croates. Il ne faut pas oublier le terreau sur lequel s’est développé ce retour de la haine. La destruction, au cours de la seconde guerre mondiale, des Juifs, des Tzi- ganes, des Serbes, par l’Etat croate d’Ante Pavelic, satellite des nazis.

Naaba : Un génocide est-il quelque chose d’inévitable ?

Yves Ternon : Non, un génocide n’est pas inévitable si l’on détecte la menace suffisamment tơt. Mais il est un moment ó il le devient. Je prends pour exemple le génocide des Tutsis au Rwanda. Les alertes don- nées en janvier 1994 par de nom- breux observateurs, en particulier par le général canadien Dallaire, n’ont pas entraỵné de réaction immédiate de l’ONU. C’était montrer aux futurs as- sassins qu’ils pouvaient tuer en toute impunité. Il y a donc un moment ó la menace est dépassée, et c’est le cas au cours d’une guerre, que ce soit une guerre mondiale ou une guerre ci- vile, car l’Etat criminel ne rencontre

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plus aucun obstacle pour perpétrer son crime.

Drac : Le XXe siècle a connu trois grands génocides : les Ar- méniens, les Juifs, les Tutsis.

Aucun n’a pu être empêché.

En Yougoslavie, ce sont des frappes militaires qui ont empê- ché les génocidaires de mener à bien leur projet. Aujourd’hui, le cas du Darfour pose une ques- tion : peut-on stopper un géno- cide autrement que par la force, étant donné que chaque seconde compte ?

Yves Ternon : On ne peut pas stopper un génocide autrement que par la force, à partir du moment ó l’événement est en cours. On peut en effet surévaluer la menace, comme on l’a fait au Kosovo, et intervenir alors qu’il ne s’agissait pas réellement d’un génocide. C’est beaucoup moins grave que de laisser perpétrer un génocide.

Aujourd’hui, la question est pour le Darfour : peut-on intervenir militaire- ment sur le terrain contre le Soudan, qui dispose d’une armée qui écraserait les quelques milliers d’hommes que l’ONU pourrait dépêcher sur place ? Donc, c’est une question de rapports de force, et le gouvernement de Khar- toum le sait bien. Seules des pres- sions économiques, venues en particu- lier de la Chine, pourraient faire chan- ger d’avis le Soudan. Je précise qu’il ne s’agit en rien d’une question reli- gieuse, car ce sont des musulmans qui

assassinent des musulmans.

Naaba : Un Etat est-il donc toujours responsable d’un géno- cide ? Ne peut-il pas naỵtre de la seule volonté d’un groupuscule ? Pedro : Vous parlez d’Etat criminel, mais ne s’agit-il pas plutơt de régime criminel qui s’appuie sur un Etat pour com- mettre sa sale besogne ?

Yves Ternon : Au cours du XXe siècle, lorsqu’un génocide a été com- mis, dans les trois cas déjà cités – et on peut y ajouter le Cambodge et la famine en Ukraine –, c’est un Etat totalitaire, c’est-à-dire entière- ment contrơlé par un régime politique nourri d’une idéologie, qui a perpétré un génocide. Il n’y a pas d’exemple contemporain qu’un groupuscule ait les moyens, à l’échelle d’une nation, de détruire un groupe humain dissé- miné dans cette nation, pour une rai- son simple : un génocide n’est pos- sible qu’avec le consentement ou la participation de la population majo- ritaire. Cela n’exclut pas la menace réelle que des groupuscules, au XXIe siècle, soient suffisamment organisés pour perpétrer un génocide.

Aïsha : Croyez-vous qu’à terme, si la jurisprudence des tribunaux pénaux internatio- naux continue sur sa lancée, un acte génocidaire puisse être im- puté à quelqu’un sur la base de la théorie de l’entreprise crimi- nelle commune ?

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Yves Ternon : L’expérience des génocides perpétrés au XXe siècle montre que ce crime ne peut naỵtre que de la volonté d’un groupe, et non d’un individu. Dans le cas le plus ex- trême, si Hitler a décidé de la destruc- tion des juifs, il n’a pu le faire qu’avec l’aide et l’assentiment, voire que sur la demande de nombreux collabora- teurs nazis, et d’abord de la SS.

Naaba : Un génocide peut-il se produire en dehors d’une période de guerre, ou tout du moins de conflits ? Naaba : Historiquement, le génocide a-t-il toujours existé ?

Béatrice : Quelles sont les principales difficultés auxquelles se heurte l’historien lorsqu’il tra- vaille sur des génocides ?

Yves Ternon : Réponse à la 1re question : la guerre facilite la perpé- tration d’un génocide, mais elle n’est pas nécessaire à cette perpétration.

Par contre, un génocide est perpétré, en général, dans un contexte ou de révolution ou de guerre, pendant ou après ces événements. Donc ce n’est

pas la guerre qui fait le génocide, pas plus que la révolution, mais, à l’ana- lyse, elles le facilitent.

Réponse à la 2e question : je crois que la réponse sur les génocides du passé demande un travail que seuls les historiens, en particulier de l’Anti- quité, sont capables de faire. Plus on remonte dans le passé, plus on se situe dans des zones floues, ó le mythe se substitue à la réalité historique. Donc je renvoie à l’étude cas par cas faite par les spécialistes.

Quant aux difficultés qui se pré- sentent à l’historien qui étudie les gé- nocides, elles sont doubles : la pre- mière est de se démarquer du droit, c’est-à-dire de la Convention de 1948, pour penser le génocide comme forme extrême du meurtre de masse. La se- conde est simple : elle est liée à la documentation, à l’existence de cette documentation, et au libre accès pour les historiens à des archives.

Chat modéré par Gạdz Mi- nassian

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